La maison des esclaves de l’île de Gorée : dé-construction d’un mythe

De voyage au Sénégal, il est impossible de passer à côté de l’île de Gorée et son histoire marquée par la traite des esclaves et par le commerce triangulaire trans-atlantique. La Maison des Esclaves est un passage obligé de la visite, témoin de ce moment de l’Histoire pour sa conservation de l’architecture et de son organisation interne. Elle a été rendue célèbre par son conservateur, Boubacar Joseph Ndiaye, et ses discours qui y ont amené de nombreuses célébrités – certains sont identifiables d’après des signatures dans le bureau du conservateur. Plusieurs questions se posent quant à l’histoire et le rôle de la maison et de l’île de Gorée dans la traite négrière. Seulement, comment savoir sur quoi sont fondées les informations données ? 

8079284-12591773

La maison : histoire et typologie

Les théories sur sa fondation

Pourquoi l’île de Gorée ?

L’occupation de l’île remonterait au début du XVIème siècle par des portugais, avec de nombreuses maisons dédiées à la traite négrière et le commerce qu’il engendre auprès du commerce triangulaire trans-atlantique qui se développe. Pour mémoire, la découverte des Amériques changent l’équilibre politique et commercial. Les « nouvelles terres » sont exploitées pour leur matière première et demandent une main d’oeuvre, la moins chère possible, pour faciliter le commerce. L’île de Gorée et sa rade permettaient un accès surveillé et protégé, peut-être à l’origine du développement de ce commerce d’esclaves sur l’île.

Une construction Hollandaise ou Française ?

Deux théories existent sur l’origine de sa fondation. La première hypothèse a été mise en avant par son conservateur, avec une construction en 1776 par les hollandais présents sur l’île. La deuxième hypothèse est le résultat de chercheurs de l’IFAN (Institut Fondamental d’Afrique Noire), selon laquelle la construction daterait de 1793 et serait donc à l’initiative des français.

Quel changement ? Quelle conséquence ?

Si l’on se place du côté de la deuxième hypothèse, en 1793, la traite négrière est terminée, changeant alors la raison de sa construction et de son utilisation. Les chercheurs renseignent également sur la fondatrice de la maison, Anna Colas, une signare (riche métisse), à l’initiative de nombreuses constructions de l’île. Un peintre de la marine, Etienne Adolphe d’Hastrel de Rivedoux, a dessiné l’image ci-dessous, représentant une maison de l’île de Gorée, mais plus précisément celle que l’on appelle aujourd’hui la Maison des Esclaves que lui qualifie à l’époque de maison d’Anna Colas. On peut distinguer la jeune femme en haut de l’escalier double réalisé dans un style italien. Je pense que la ressemblance est assez frappante …

Une habitation à Gorée, Maison d'Anna Colas Pépin, Etienne Adolphe d'Hastrel de Rivedoux, 1839

Une habitation à Gorée, Maison d’Anna Colas Pépin, Etienne Adolphe d’Hastrel de Rivedoux, 1839

Organisation interne

Pour une maison des esclaves

La plus longue car la plus documentée et la plus défendue

Les esclaves seraient séparés par âge et par sexe, selon l’organisation suivante : « cellule des hommes », « cellule des femmes », « cellule des jeunes filles », « celles des enfants ». Plus étonnant, une cellule dite pour les récalcitrants, placées sous chaque partie d’escalier avec un espace réduit de telle sorte que le prisonnier ne puisse à peine se tenir accroupi. Toujours plus fou, un dernier espace était destiné à garder les esclaves dans l’attente d’une amélioration de leur forme physique (difficile d’imaginer pouvoir reprendre des forces dans de telles conditions).

P1020978
Les cellules sont pour la plupart petites par leurs dimensions au sol, accueillant plusieurs dizaines d’esclaves enchaînés et à peine vêtus. L’exposition actuelle – placée au niveau des anciens appartements du maître – donne lieu à une explication du commerce triangulaire mais aussi à la manière dont les esclaves étaient traités pour en arriver à un tel degré de soumission. Cela passe évidemment par regroupement de personnes (à tel point qu’ils perdaient leur nom pour garder uniquement un numéro pour les mentionner), leur absence ou quasi-absence de vêtements, l’enchainement et la pratique régulière de tortures physiques. Une véritable théorie, comme le montre également l’existence d’un « Code Noir », dans lequel vous trouverez figurée la règlementation du nombre de 29 coups de fouets journaliers (pas plus …).

IMG_3097

Dernier point sur la véritable organisation de la maison, une porte centrale au rez-de-chaussée donnant directement sur les côtés ouest de l’île, donc vers la rade par laquelle arrivait les bateaux. Elle est aujourd’hui appelée « la porte du voyage sans retour », expliquant clairement la finalité du séjour des esclaves au sein de la maison.

En quelques chiffres
  • Capacité d’accueil de 200 esclaves
  • Une vingtaine d’esclaves hommes
  • Une trentaine d’esclaves femmes
  • 60 kg : le poids minimum d’un esclave homme pour être choisi (sinon, direction les cellules de « remplumage »)

Pour la maison d’une signare

Les pièces du bas seraient elles aussi dédiées aux esclaves, mais simplement comme des appartements qui leur étaient dédiés à l’inverse d’espace d’enfermement. Cette théorie est argumentée par le faible rôle qu’a joué Gorée dans la traite négrière d’après les rapports de l’époque par rapport à d’autres lieux ayant la même fonction (le golfe de Guinée ou de l’Angola).

Restauration de l’architecture

Avant d’en faire un lieu de visite, le site a été restauré et par endroits les murs remis en place. Le chantier de restauration a été réalisé d’après une procédure complète, avec étude préliminaire du bâti, des sources et des techniques locales, afin de respecter son style et ses volumes initiaux. Une technique de chaux coquillée a été utilisée pour recouvrir les murs, avec une couleur rose qui lui est souvent associée dans les sources.

P1030026

Dé-construction d’un mythe

De quoi parle-t-on ?

Aujourd’hui, l’île a fait l’objet d’un classement au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1978, et celui d’un classement sur l’inventaire des monuments historiques du Sénégal en 1975. C’est le résultat d’un plan de sauvegarde mis en place suite à la détermination de Boubacar Ndiaye. Un timbre français est même créé à cette occasion ! (voir ci-dessous) Il reprend le double escalier en façade de la Maison des Esclaves ainsi que sa couleur rose. L’île présente l’intérêt d’être le témoin du commerce des esclaves, vérifiable d’après des sources historiques. Le débat réside dans son utilisation et surtout dans la présence de nombreux esclaves.

UNESCO--quot-Gor-eacute-e-S-eacute-n-eacute-gal-quot-

Une remise en question

Gorée aurait-elle vraiment joué un rôle dans la traite des Noirs ?

Le journaliste Emmanuel de Roux, alors rédacteur dans le journal du Monde, écrit un article le 27 novembre 1996 intitulé : « Le mythe de la Maison des esclaves qui résiste à la réalité ». Il revient sur la manière dont le conservateur a insisté sur l’histoire du lieu, allant d’après lui jusqu’à gonfler les chiffres du nombre d’esclaves y ayant transité.

Il est souvent mis en avant pour cette théorie du contre, pourtant il faut bien voir qu’il s’appuie sur des recherches scientifiques menées par des chercheurs de l’IFAN. Seulement, il se positionne fortement, allant jusqu’à réfuté le rôle de Gorée dans la traite des Noirs.

Etudes scientifiques et historiques

La vérité du lieu réside probablement entre les deux points de vue, chacun extrême à sa façon. C’est ce qu’a tenté de mettre en avant le colloque tenu à la Sorbonne en 1997 : « Gorée dans la traite atlantique : mythes et réalités ».

Reprenons les arguments point par point
  • La construction : si c’est en 1793, par les français, la traite européenne a cessé depuis plusieurs décennies au Sénégal. Elle persiste mais à destination de l’Afrique du Nord, par des esclavagistes arabo-musulmans (décrite parfois comme moins sévère …)
  • Les cellules : elles sont bel et bien existantes lorsque l’on fait la visite, avec par endroits des graffitis de décompte des jours passés (voir ci-dessous). Dans la logique d’une maison commandée et utilisée par Anne Collas à la fin du XVIIIème siècle, ces cellules auraient servi soit d’appartements aux domestiques, soit d’entrepôts de marchandises
  • La porte du voyage sans retour : elle donne directement sur les massifs rocheux de la côte, difficile certainement d’y amarrer un bateau. La largeur est bien celle d’une porte, permettant d’avoir un accès direct à l’arrière de la maison. Difficile de savoir à quoi elle servait exactement

P1020976

Les recherches continuent et font régulièrement l’objet de virulents écrits, souvent dans le sens d’une réelle Maison des Esclaves. Lors du colloque, deux phrases prononcées par Ibrahim Thioub et Hamada Bocoum permettent de mieux recentrer le débat autour de la fonction du lieu :

« Ce tragique succès s’est imposé avec tellement d’évidence qu’on a peu songé à questionner scientifiquement l’importance de la place et du rôle de Gorée dans le trafic négrier »

« Le discours qui commémore cette fonction de l’île n’a jamais prétendu obéir aux règles universitaires de production du savoir et, en conséquence, ne peut être mesuré à cette aune »

L.S.

Une réflexion sur “La maison des esclaves de l’île de Gorée : dé-construction d’un mythe

Laisser un commentaire